Alan Sokal
Certains sociologues des sciences, notamment ceux de la communauté des « science studies », ont identifié l’opposition à l’innovation comme une opportunité d’accroître leur influence en exploitant le thème des « mobilisations citoyennes », « controverses » et autres « conflits » : « Il ne faut pas se contenter d’attendre que les controverses se déclarent. Il faut les aider à émerger, à se structurer, à s’organiser ». On voit ainsi poindre de nombreux thèmes chers au postmodernisme dans les sciences : « participation » des « parties prenantes », « coproduction des savoirs » et « mise en controverse » de questions qui relèvent de la méthode scientifique, le tout accompagné d’une bonne dose de relativisme.
En effet, bien qu’elle s’en défende, la vision postmoderne de la science est fondamentalement relativiste (« toutes les opinions se valent » et la démarche scientifique est une opinion comme les autres). S’il n’y a pas de vérité objective et universelle, alors chaque groupe social ou politique est en droit d’exprimer la vérité qui lui convient le mieux. Dans un tel cadre, les allégations idéologiquement construites sur les dangers de telle ou telle technologie sont porteuses d’autant de « vérités » que l’évaluation scientifique des risques. Et finalement, si toutes les opinions se valent, quel intérêt y a-t-il à écouter les scientifiques? ... Bien sûr, les scientifiques peuvent se tromper (et même être malhonnêtes), ce que les postmodernistes (et les écologistes politiques) mettent en avant, en s’appuyant sur des exemples interchangeables de « scandales » réels ou supposés, qu’il est inutile de citer ici tant ils sont rabâchés, et qui, souvent d’ailleurs, n’ont aucun lien avec la méthode scientifique. Car c’est bien de la méthode scientifique qu’il s’agit, et c’est elle qu’il convient de défendre face au postmodernisme, et non le comportement individuel de scientifiques. Menaces « postmodernes » sur la science, Alan Sokal, 8 octobre 2013.
Helen Pluckrose and James A. Lindsay
Have you heard that language is violence and that science is sexist? Have you read that certain people shouldn’t practice yoga or cook Chinese food? Or been told that being obese is healthy, that there is no such thing as biological sex, or that only white people can be racist? Are you confused by these ideas, and do you wonder how they have managed so quickly to challenge the very logic of Western society? In this probing and intrepid volume, Helen Pluckrose and James Lindsay document the evolution of the dogma that informs these ideas, from its coarse origins in French postmodernism to its refinement within activist academic fields. Today this dogma is recognizable as much by its effects, such as cancel culture and social media dogpiles [A disorderly pile of people formed by jumping upon a victim], as by its tenets, which are all too often embraced as axiomatic in mainstream media: knowledge is a social construct; science and reason are tools of oppression; all human interactions are sites of oppressive power play; and language is dangerous. As Pluckrose and Lindsay warn, the unchecked proliferation of these anti-Enlightenment beliefs present a threat not only to liberal democracy but also to modernity itself. While acknowledging the need to challenge the complacency of those who think a just society has been fully achieved, Pluckrose and Lindsay break down how this often-radical activist scholarship does far more harm than good, not least to those marginalized communities it claims to champion. They also detail its alarmingly inconsistent and illiberal ethics. Only through a proper understanding of the evolution of these ideas, they conclude, can those who value science, reason, and consistently liberal ethics successfully challenge this harmful and authoritarian orthodoxy—in the academy, in culture, and beyond. Helen Pluckrose and James A. Lindsay, Cynical [critical] theories : how Activist Scholarship Made Everything about Race, Gender and Identity – and Why this Harms Everybody, août 2020.
Cynical Theories contrasts the academic approaches of liberalism and postmodernism, then explains how applied postmodernism (which focuses on ought rather than is) has displaced other approaches to activism and scholarship. The authors present several academic fields—postcolonial theory, queer theory, critical race theory, intersectionality, fourth-wave feminism, gender studies, fat studies, and ableism [capacitisme ou validisme est une forme de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un handicap]—and describe how the 'applied postmodernism' approach has developed in each field. The authors use capitalization to distinguish between the liberal concept of social justice and the ideological movement of Social Justice that they state has reified [Treating an abstract concept as if it were real, confusing ideas and things].postmodernism. Wikipedia.
Christian Rioux
Ces auteurs (Helen Pluckrose and James A. Lindsay, Cynical [critical] theories : how Activist Scholarship Made Everything about Race, Gender and Identity – and Why this Harms Everybody, août 2020) ont rédigé une vingtaine d’articles truffés d’enquêtes bidon et de statistiques bidouillées flattant tous dans le sens du poil les nouvelles idéologies radicales à la mode. L’un d’eux affirmait démontrer qu’une « rampante culture du viol » sévissait chez les chiens, dont certaines races souffraient d’une « oppression systémique ». Un autre dénonçait l’astrologie comme une pratique masculiniste et sexiste afin de lui opposer « une astrologie féministe, queer et indigéniste ». Au moment où le canular fut révélé, sept de ces articles avaient été acceptés, sept autres étaient à l’étape du comité de lecture et six seulement avaient été refusés.
Un dernier, mais non le moindre, reproduisait un extrait de Mein Kampf où l’on avait simplement remplacé les Juifs par les Blancs. Il fut refusé, mais reçut les éloges de plusieurs universitaires chevronnés. Les auteurs de ce coup fumant entendaient ainsi démontrer à quel point ce qu’ils nomment les « grievance studies » — que l’on pourrait traduire par « facultés de la récrimination » ou des « doléances » — a substitué l’idéologie à l’étude des faits.
Pluckrose et Lindsay viennent de publier le best-seller Cynical Theories qui s’est vu décerner le titre de « Meilleur livre politique de l’année » par le Times. Son sous-titre est déjà tout un programme : « Comment les militants universitaires ont fait n’importe quoi sur la race, le sexe et l’identité — et pourquoi cela nuit à tout le monde ».
Les « gender », « ethnic » ou « post-colonial studies » fonctionnent en effet souvent comme si les femmes, les homosexuels ou les Noirs étaient seuls habilités à parler de ces sujets. Comme si leur parole était par essence sacrée et incontestable. Comme si elle échappait aux règles normales de la critique.
Or, la critique n’est-elle pas fondatrice de l’université au moins depuis Montaigne? Elle est inhérente et constitutive de tout travail universitaire, peu importe le sexe, la race ou l’orientation sexuelle de celui qui parle. Quant aux discours militants, qui sont respectables tant qu’ils ne se cachent pas sous de mauvais prétextes, ils ne sont pas plus solubles dans la recherche universitaire que dans le journalisme.
Comme l’écrit Thierry Lentz : « Les groupes militants ont toujours existé. Ils ont toujours été agissants. […] Cela étant, les choses changent désormais rapidement en raison de la mollesse générale de la société et des administrations. Dire qu’un étudiant est là pour étudier est presque un scandale, empêcher les interventions extérieures d’historiens ou de philosophes entre presque dans les mœurs. Sur ce point, l’avenir est sombre, n’en doutons pas. » Pauvre Napoléon, Christian Rioux, Le Devoir, 12 février 2021.
Frank Smith
On observe, à des degrés divers, une adhésion de certains élèves français à des positions comme le négationnisme, la remise en cause de la théorie de l’évolution ou certaines « théories du complot ». Cette remise en cause des savoirs et cette propagation de propos manifestement faux se nourrissent de plusieurs éléments comme le regain de religiosité mais aussi l’accès sans médiation à l’information, la volonté d’affirmation de soi, une méfiance grandissante envers les institutions et une grande naïveté épistémique, qui conduisent soit au relativisme le plus absolu identifiant la vérité à l’opinion, soit au plus grand dogmatisme. La compréhension de la nature de la science, qui ne se réduit pas à un corpus de résultats ni à une simple attitude purement critique, mais à une critique raisonnable est nécessaire pour ne pas tomber dans ces travers. Entre relativisme et dogmatisme : la quête d’une troisième voie. L’enseignement de la pensée critique en France. Conflits de vérités à l’école. Frank Smith, avril 2018.
Normand Baillargeon
N’oubliez pas non plus cet influent courant d’idées appelé le postmodernisme, qui s’est, semble-t-il, imposé à des degrés variables dans divers départements, et posez-vous les mêmes questions. Posez-les encore quand s’y mêle ce qui ressemble parfois à un militantisme qui prend la place de la recherche et qui donne à l’enseignement universitaire de troublantes allures d’endoctrinement et à la recherche des allures de déclinaisons de conclusions atteintes avant même de commencer le travail.
Combien de personnes, conscientes de tout cela, s’interdisent de le dénoncer et alimentent par autocensure une ambiance bien peu propice à la libre discussion de toutes les idées alimentée au plus large éventail possible de faits, même ceux qui sont les plus dérangeants pour les idées et idéologies dominantes, voire qui les contredisent? Normand Baillargeon, Enfin le bout du tunnel?, Le Devoir, 13 février 2021.
Marcel Kuntz
Nobody objects to public engagement (PE) where it is understood as ‘sharing knowledge’. PE becomes problematic when it becomes a ‘mode of governance’ of research. ... Aligning research with public values is not only worrying because it potentially restricts academic freedom and because of its intrinsic relativism, but also because it illustrates a clear ideological shift. ... Postmodernism is an ideology whose aim is to deconstruct Enlightenment values. Implicitly, postmodernism considers that scientists cannot be trusted, and that their research must be subject to a democratic process, more precisely to a ‘participative democracy’. Undeniably, human activity enabled by science and technology may create risks. The principle of ‘communities’ having a say in the implementation of a technology that bears risks for them is perfectly pertinent. However, whether ‘stakeholders’ or ‘other publics’ should participate by principle in upstream research is a different question. Participation of non-professional researchers or laypersons in scientific activities has always existed and is valuable, for example, to collect large amounts of data. In the latter case, the common goal of all participants is more science, and it does not interfere with the scientific method. The implications are completely different when the participating ‘public’ wants a different science, depending (to quote the U.S. National Academy of Science report) on its ‘interests, concerns, hopes, fears and values’. Marcel Kuntz, Scientists should oppose the drive of Postmodern Ideology, Trends in Biotechnology,13 septembre 2016.
Yves Gingras
Il est essentiel d’établir une distinction entre science et technologie. La première n’est qu’une façon de rendre raison des phénomènes par des causes naturelles, alors que la seconde est la mise au point d’objets (les technologies) utilisés à des fins civiles ou militaires. Que la science moderne soit instrumentée (télescopes, microscopes, etc.) est évident, mais cela ne fait pas d’elle une technologie et encore moins cet hybride confus et mal défini que serait la « technoscience », notion plus polémique qu’analytiquement utile.
Si la science, ou plus exactement ses usages par certains groupes sociaux, a engendré de graves dégâts – pollution chimique, bombes atomiques, déchets nucléaires, etc. –, ce n’est qu’avec davantage de science, pas avec davantage de jeûnes ou de prières, que l’on trouvera des solutions.
À la différence des credo religieux, immuables depuis des millénaires, la science est une forme d’objectivité fondée sur l’intersubjectivité – différentes personnes informées discutent et débattent ensemble. Les théories scientifiques sont dynamiques; elles évoluent en fonction d’idées et de découvertes nouvelles. Même les noyaux durs des diverses théories, c’est-à-dire les postulats les plus ancrés, par exemple de la chimie ou de la physique, changent parfois au gré des révolutions scientifiques. En somme, à la différence du dogmatisme qui régit les religions révélées, se tromper et corriger ses erreurs fait partie intégrante du jeu de la science. Yves Gingras. Dieu et la science : irréconciliables! Québec Science, 2016.
Martin Vaillancourt
Selon l'auteur, Maffesoli suggère donc l’existence d'une forme de religiosité technologique qui contribuerait directement au réenchantement du monde, si bien qu’il considère sa réalité comme une caractéristique sine qua non de sa propre définition de la postmodernité. Toutefois, ce dernier remet aussitôt en question l’usage du terme « religion » pour la définir. En somme, l’explication de Maffesoli nous incite à penser que ce dernier voit dans le numérisme un objet religieux postmoderne, certes, mais qui s’inscrirait plutôt dans une sorte logique de religiosité de « supermarché ».
Quatre aspects fondamentaux du numérisme comme objet religieux contemporain :
- Le numérisme est un objet religieux contemporain de type technologique qui, en fonction d’une approche dite « durkheimienne » de la vie religieuse, a pour fonction de légitimer et de réguler l’existence d’une société de type numérique.
- Le numérisme, en tant que représentation supérieure partagée et/ou comme « conscience des consciences », renvoie à une sacralisation de l’idée que ladite société numérique se fait d’elle-même à travers la mise à part de certaines valeurs numériques, ces dernières répondant généralement aux caractéristiques prêtées à un humanisme de type numérique.
- Le numérisme constitue une manifestation religieuse typiquement postmoderne puisqu’il a pour fonction de légitimer une société numérique dont l’imaginaire technologique marque le retour à un ensemble de valeurs, de mouvements et de croyances relevant tout autant de l’individualisme et du consumérisme religieux que de l’utopique, de l’irrationnel et/ou de l’archaïque. La mythification de cet imaginaire technologique a donc pour objectif de « réenchanter » le monde moderne.
- La dimension religieuse spécifiquement contemporaine du numérisme s’inscrit dans une rhétorique religieuse de la prospection technologique sur fond de transfert symbolique en direction d’un objet technologique précis: les TIC.
Martin Vaillancourt. Le numérisme : un objet religieux contemporain? Mémoire de maîtrise en sciences des religions, Université Laval, 2020.