Il opte pour une rédaction particulière, selon un mode géométrique, ce qui rend la lecture aride.
Je ne l’ai pas lu dans le texte, mais j’ai parcouru rapidement le livre de Giuliani qui est une reformulation simplifiée pour les gens d’aujourd’hui. C’est lumineux!
J’ai donc suivi Lenoir, mais j’ai voulu tracer les grandes parties de l’Éthique aussi et ce livre m’y a aidée.
Première partie de l'ouvrage
La première partie de l’ouvrage commence par la définition de Dieu, c’est-à-dire la Nature ( non pas les fleurs, les plantes et les oiseaux, mais le cosmos entier dans toutes ses dimensions, visibles et invisibles, matérielles et spirituelles). Spinoza a peut-être voulu se protéger en utilisant le mot Dieu, mais sa définition est lumineuse : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Il dit aussi : « Dans la nature, il n’y a donc rien de contingent, mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon. » (Lois immuables de la Nature).
La conception spinoziste de Dieu est donc totalement immanente : il n’y a pas un Dieu antérieur et extérieur au monde, qui crée le monde (dieu transcendant), mais, de toute éternité, tout est en Dieu et Dieu est en tout à travers ses attributs, qui eux-mêmes, génèrent une infinité de modes singuliers, c’est-à-dire d’êtres, de choses et d’idées singulières. C’est une vision moniste du monde, qui s’oppose à la vision dualiste traditionnelle d’un Dieu distinct du monde.
Pour lui, Dieu et le monde ne sont qu’une seule et même réalité. Tout est en Dieu et Dieu est en tout. Cette conception non dualiste rejoint le plus grand courant philosophique de la pensée indienne : l’Advaîta-Vedanta, la voie de la non-dualité. Parce qu’il est sorti de la dualité, le sage est un « délivré vivant » pour qui il n’y a plus que « la pleine félicité de la pure conscience qui est Une. »
Pourquoi commence-t-il son éthique, censée être un guide de vie vers la joie parfaite, par cette réflexion sur Dieu? Parce qu’il est convaincu que toute éthique doit nécessairement reposer sur une métaphysique, sur une certaine vision du monde et de Dieu.
Cette conception de Dieu a profondément touché Albert Einstein qui répondait invariablement à ceux qui lui demandaient s’il croyait en Dieu : « au Dieu de la Bible, non, mais au Dieu cosmique de Spinoza, oui ». Au grand rabbin de New York, il ajouta : « Je crois au Dieu de Spinoza qui se révèle dans l’harmonie de tout ce qui existe, mais non en un Dieu qui se préoccuperait du destin et des actes des humains. »
Deuième partie de l'ouvrage
La deuxième partie de l’ouvrage, après l’étude de Dieu, passe à l’étude de l’être humain.
Après avoir élaboré une conception moniste de Dieu, Spinoza établit une conception moniste de l’être humain, tout aussi révolutionnaire. Se démarquant de toute la tradition chrétienne, et en particulier de Descartes, il ne considère pas le corps (dans toutes ses dimensions physique, sensorielle, émotionnelle et affective) et l’esprit (qu’il traduit de « mens » plutôt que âme pour Descartes) comme deux substances différentes, mais comme une seule et même réalité, s’exprimant selon deux modes différents. Il en résulte que le corps est de nature aussi divine que l’esprit. Le corps a la même dignité que l’esprit. Il est essentiel à la croissance de l’esprit, comme l’esprit est essentiel à la préservation et à la croissance du corps. L’esprit ne peut penser ou imaginer sans le corps et le corps ne peut se mouvoir ou agir sans l’esprit. Ainsi Spinoza recommande de contenter le corps, de l’entretenir et d’augmenter sa puissance à travers toutes ses dimensions. Et l’esprit aussi, évidemment.
S’il y a dualité chez l’être humain, c’est uniquement entre deux types d’affects : la joie et la tristesse que Spinoza considère comme les deux sentiments fondamentaux. Car dit-il « Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être (Conatus) ». Cet effort est une loi universelle de la vie, ce que confirmera la biologie moderne. (Le neurologue Antonio Damasio a consacré un ouvrage à Spinoza : « Spinoza avait raison. Joie et tristesse, le cerveau des émotions ».)
Spinoza constate ensuite que chaque organisme s’efforce naturellement de progresser, de grandir, de parvenir à une plus grande perfection et ainsi augmenter sa puissance. Or, notre corps et notre esprit sont affectés par de nombreux autres corps et idées qui proviennent du monde extérieur. Ces affections (au sens de « affectio » en latin) peuvent aussi bien nous nuire et nous diminuer que nous régénérer et nous faire grandir. (Contemplation d’un beau paysage ou d'une parole blessante).
Ainsi la joie est l’affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d’agir, comme la tristesse est l’affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d’agir. Dès lors, l’objectif de l’éthique spinoziste consiste à organiser sa vie, grâce à la raison, pour diminuer la tristesse et augmenter la joie jusqu’à la béatitude suprême.
Grâce à la raison, car pour Spinoza, rechercher l’augmentation de notre puissance vitale, de notre puissance d’agir, et donc de la joie qui en découle, est naturel et universel. L’ignorant poursuit cette quête par son imagination et une connaissance partielle et donc inadéquate des choses tandis que le sage cherche à progresser par le biais de la raison qui lui donne une connaissance adéquate des choses.
Ainsi, les rencontres avec les corps et les idées extérieurs qui affectent notre corps et notre esprit produisent des images qui ne correspondent pas à la réalité objective, mais à la représentation qu’on s’en fait. On pense tout de suite au mental qui nous joue souvent des tours.
C’est là le premier genre de connaissance : l’opinion qu’on se fait d’une chose liée à la représentation imaginative et partielle qu’on en a. Qui conduit à la connaissance inadéquate de moi-même et du monde.
On peut dépasser ce stade imparfait de connaissance grâce au développement de la raison qui s’appuie sur les « notions communes à tous les hommes, car tous les corps ont en commun certaines choses qui doivent être perçues par tous de façon adéquate, de façon claire et distincte. Ces idées adéquates universelles sont recouvertes par nos représentations imaginatives et nos opinions, nous devons donc nous aider de notre raison pour libérer ou découvrir ces notions communes et par la suite arriver à discerner ce qui est bon ou mauvais pour nous. Voilà le second genre de connaissance.
Ainsi, la joie issue d’un affect lié à une idée inadéquate sera passive, c’est-à-dire partielle et provisoire car elle se fonde sur une connaissance erronée. Alors que la joie liée à une idée adéquate sera active, c’est-à-dire profonde et durable car liée à une connaissance vraie.
Exemple de la rencontre amoureuse où l’image ou l’idée qu’on se fait de la personne est vue comme vraie, alors que le temps nous montrera la réalité de la personne. Si l’idée et la réalité ne coïncident pas, la tristesse sera générée ou la joie, si les deux coïncident.
Troisième et quatrième parties de l'ouvrage
Les troisième et quatrième parties sont consacrées à l’étude des sentiments qui nous déterminent.
Spinoza commence par redire que les lois et les règles universelles de la Nature s’appliquent totalement à l’être humain qui est partie intégrante de la Nature qui est une et agit partout de manière identique. Voilà pourquoi il faut chercher à comprendre et à expliquer le comportement humain, au même titre qu’un phénomène naturel comme un ouragan. Une colère s’explique aussi bien qu’une tornade!
Il n’est donc pas question de juger les hommes et leurs actions, car il est impossible de les comprendre tant qu’on n’a pas compris les causes profondes qui les meuvent. Plutôt que de se moquer des comportements humains, de les juger, de s’en plaindre ou de les haïr, cherchons à les décrypter, à en comprendre les causes, à les analyser, en se référant aux lois immuables de la Nature.
Par un formidable travail d’observation de lui-même et de ses semblables, Spinoza cherche à élaborer une véritable science des affects. Il n’est pas étonnant que Freud s’en soit largement inspiré! Il l’a reconnu dans une lettre du 28 juin 1931 : « J’admets tout à fait ma dépendance à l’égard de la doctrine de Spinoza. »
Il pose trois sentiments de base, d’où tous les autres découlent :
- le désir, qui exprime notre effort pour persévérer dans notre être (conatus);
- la joie, qui permet l’augmentation de notre puissance d’agir;
- la tristesse provenant de la diminution de notre puissance d’agir.
Il cherche ensuite à comprendre comment les autres affects naissent et se composent à partir de ces trois sentiments fondamentaux. Par exemple, les mécanismes d’identification et de similitude sont essentiels dans la compréhension des affects selon Spinoza, car nous sommes naturellement portés à nous comparer aux autres.
Enfin, il souligne que la plupart du temps, nous ne sommes pas conscients de ces mécanismes qui produisent nos affects. Nous devons donc par la raison arriver à en prendre conscience pour en devenir libres en acquérant une meilleure connaissance des lois universelles de la vie et de notre nature singulière.
Quatrième partie de l'ouvrage
Dans la quatrième partie, Spinoza parle en plus de la liberté de l’être humain.
Pour lui, le libre arbitre n’existe pas. C’est parce que nous n’avons aucune conscience des causes qui motivent nos actions que nous nous pensons libres. Tout dans le monde est déterminé par des causes et produit des effets. Toutes choses ont été prédéterminées par Dieu ou la Nature. Ce déterministe n’a rien de religieux : il n’est pas l’expression d’une fatalité ou d’un destin. Être libre, c’est être pleinement soi-même, mais être soi-même, c’est répondre aux déterminations de sa nature profonde et divine. On est d’autant plus libres qu’on est moins contraints par les causes extérieures et qu’on comprend la nécessité des lois de la Nature qui nous déterminent.
« Dominé par les forces affectives qui naissent de l’ignorance et de l’imagination (passions), l’être humain vit le plus souvent dans la servitude. L’être humain raisonnable est libre surtout parce qu’il ne désire plaire qu’à lui-même en vivant selon son propre désir raisonnable. Il fait seulement ce qu’il sait être nécessaire à son bonheur en tenant compte de toutes les conséquences de ses actes et développer ainsi un amour raisonnable de soi qui fait de lui-même son meilleur ami. À chaque instant, il fait ce qu’il sait être avec certitude le meilleur non seulement pour son bonheur actuel, mais pour demeurer dans la joie tout au long de sa vie.
Ainsi, « plus notre esprit comprend adéquatement ses affects, moins il les subit et plus il agit, et plus il trouve dans cette connaissance un plein contentement. » La joie.
Cinquième partie de l'ouvrage
La cinquième partie s’intitule « La béatitude : la joie et l’éternité ». Ici, Spinoza va beaucoup plus loin. Il rejoint le Vedanta indien, les mystiques, les sages et les saints. C’est proprement prodigieux!
Avec Lenoir, je parlerai du désir qui est, selon Spinoza « l’essence de l’homme », car il se réfère au « conatus », cet effort que tout être vivant fait pour persévérer et grandir. C’est le moteur de toute notre existence, ce qui nous pousse à survivre et à accroître notre puissance d’exister. Cet effort s’appelle volonté lorsqu’il se rapporte à l’esprit seul, et appétit lorsqu’il se rapporte au corps et à l’esprit. Le désir, c’est cet « appétit accompagné de la conscience de lui-même ».
La sagesse ne consiste donc pas à brimer cet élan vital, mais à le soutenir et à le guider. Apprendre à l’orienter vers des personnes ou des choses qui augmentent notre puissance et notre joie au lieu de la diminuer. Mais la raison et la volonté ne suffisent pas à nous faire changer. Qu’est-ce qui va nous faire changer? C’est le désir! C’est le désir de quelque chose de mieux, de plus fort qui pourra réorienter ce premier désir néfaste car conduisant à la tristesse. (Exemple de l’addiction : découvrir un affect qui pourra le sortir de sa dépendance (s’occuper avec joie de quelqu’un, tomber amoureux). Exemple du chat contre la dépression.
Les êtres humains ignorent les causes qui les déterminent à désirer quelque chose. Tout désir est la poursuite de la joie, c’est-à-dire une augmentation de notre puissance vitale.
Cependant, « Nous ne désirons aucune chose parce que nous jugeons qu’elle est bonne, mais, au contraire, nous appelons bon ce que nous désirons. »
C’est donc en éclairant nos désirs et nos sentiments par le discernement de la raison afin de remplacer nos idées imparfaites, partielles, inadéquates, imaginaires, par une vraie connaissance qui transforment nos affects passifs (passions) en affects actifs (désir du mieux pour nous selon notre nature), que nous trouverons la joie. L’homme vertueux pour lui n’est plus celui qui obéit à la loi morale ou religieuse, mais celui qui discerne ce qui augmente sa puissance d’agir.
Autant la connaissance rationnelle nous rends libres, autant la science intuitive est nécessaire pour nous conduire à la Béatitude. Cette science intuitive nous permet de développer notre conscience de nous-mêmes et de la Nature ou de Dieu. C’est par elle que nous pouvons percevoir l’adéquation entre notre monde intérieur, ordonné par la raison, et la totalité de l’Être, entre notre cosmos intime et le cosmos entier, entre Dieu et nous. Plus nous nous connaissons, plus nous mettons de l’ordre dans nos affects, plus nous augmentons en puissance et en joie, et plus nous participons à la nature divine et expérimentons l’amour de Dieu ou de la Nature.
« L’amour intellectuel de Dieu, qui naît du troisième genre de connaissance (intuitive), est éternel », car au-delà du temps. (Exemple de la contemplation d’un paysage).
Enfin, il ajoute « L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel. » Encore une fois, la similitude avec le Vedanta est frappante.
« La Béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu elle-même; et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants; au contraire, c’est parce que nous en éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants. »
La sagesse spinozienne part de l’expérience de la joie que nous éprouvons à ordonner nos passions afin d’augmenter notre puissance d’agir, pour nous inciter à ordonner notre vie par la raison. Toute l’éthique de Spinoza part de la joie pour aboutir à la joie. La joie parfaite. La liberté et la Béatitude.